" La poésie primitive se
divise en deux grands courants : la poésie lyrique et la poésie épique. La première
est l'expression de sentiments, la seconde est le récit d'événements. Elles
commencent par être à peu près confondues ; chez certains peuples, elles
n'arrivent même pas à se séparer complètement. Elles sont encore assez mêlées,
mais marchent déjà vers la distinction définitive, dans la poésie héroïque ou
nationale, qui sert de préparation et de base à l'épopée.
Cette poésie existe chez
presque tous les peuples dont la civilisation commence ; elle correspond à peu
près à cette phase de leur développement que l'histoire appelle la période
barbare. Elle est l'expression du sentiment national ; c'est en elle que le
peuple prend, pour ainsi dire, conscience de lui-même. Elle seule, dans ces
temps fort éloignés de la réflexion politique, peut assurer aux membres de la
nation la ferme et constante idée de leur fraternité et de leur originalité. Ce
qui lui donne tout-à-fait sa forme et sa valeur, c'est le contact, presque
toujours hostile, du peuple avec ceux qui l'entourent. La poésie est alors une
affirmation éclatante et enthousiaste de la nationalité ; elle est en même
temps le stimulant du courage et de la vertu civique ; c'est elle qui mène aux combats, qui célèbre
les dieux de la patrie, qui chante les ancêtres, qui honore les mœurs
héréditaires, qui maudit les ennemis ou les oppresseurs, et qui devient la plus
haute récompense des bienfaisants, la plus sanglante punition des traîtres ou
des lâches.
On comprend facilement
que cette poésie participe aux deux genres poétiques ; elle est le plus souvent
lyrique par sa forme, et épique par son sujet. Elle parle de batailles, de
triomphes ou de défaites, d'aventures hardies, d'exploits merveilleux, mais
elle ne les raconte pas, elle s'exalte à leur propos ; étant improvisée et
contemporaine des faits, elle ne cherche guère qu'à rendre et à concentrer l'impression
qu'ils ont produite, et, obéissant aux lois de la poésie, elle les présente
dans un ordre particulier et leur donne une signification idéale.
De ce premier état de la
poésie nationale, bouillonnement confus et nécessairement passager, il faut
qu'il se dégage quelque chose de plus durable. Pour cela, il faut que l'élément
épique prédomine et restreigne le lyrisme de la forme. C'est ce qui a lieu chez
les peuples qui ne sont pas seulement impressionnables à la manière des
sauvages qui ont encore en eux le germe d'un développement historique, le
sentiment de la solidarité des pères et des fils, d'hier et d'aujourd'hui.
Ceux-là ne tardent pas à éprouver le besoin non-seulement d'exprimer les
sentiments que leur cause leur vie nationale, mais encore de raconter les événements
de cette vie, de conserver la mémoire des anciens temps et de léguer à leurs
descendants le souvenir de ce qui se passe sous leurs yeux. Cette tâche revient
naturellement à la poésie, qui s'en acquitte à sa manière, soumettant les faits
à ses lois, transportant l'idéal dans le réel, développant les tendances nationales,
satisfaisant les aspirations, les rêves et les rancunes du peuple. Sa forme,
encore passionnée, fragmentaire et saisissante, est cependant obligée de devenir
bien plus claire, plus régulière, plus objective ; l'élément lyrique perd
beaucoup de terrain ; la poésie nationale s'achemine vers l'épopée.
Il s'en faut toutefois
que tous les peuples qui ont eu une poésie nationale aient des épopées; on n'en
trouve au contraire que chez un petit nombre de peuples aryens. L'épopée
suppose chez un peuple une faculté poétique remarquable et le sentiment vif du
concret, ce qui lui donne la puissance de personnifier, en les idéalisant, ses
aspirations et ses passions ; elle a besoin de s'appuyer sur une nationalité
fortement enracinée et ne se développe encore que dans des circonstances
historiques particulières.
Presque toutes les
nations reposent sur le mélange de diverses races, combinées, soit par la
violence, soit par le consentement, dans des proportions diverses. Au moment où
s'opère ce mélange, il se produit dans la nation une sorte de fermentation
exaltée qui est très-favorable à la naissance d'une poésie épique. Aussi toutes
les poésies épiques vraiment nationales ont-elles leur point de départ dans des
époques de ce genre, et on a pu dire avec autant de bonheur que de justesse : «
De même que toute combinaison chimique est accompagnée d'un dégagement de
chaleur, toute combinaison de nationalités est accompagnée d'un dégagement de
poésie » Mais cette poésie n'est que la préparation et comme la matière brute
de l'épopée. Pour que celle-ci naisse, il faut qu'elle trouve un sol
abondant de traditions antérieures, de poésie épique encore incohérente, de chants
nationaux dus à une véritable inspiration et conservés dans la mémoire
populaire. Alors, comme la plante s'empare pour germer de tous les éléments analogues
que contient la terre où elle est semée, l'épopée saisit tous ces éléments
épars, les transforme suivant sa propre loi, se les assimile et s'épanouit
bientôt dans la richesse et la puissance de sa végétation splendide.
L'épopée n'est autre chose
en effet que la poésie nationale développée, agrandie et centralisée. Elle
prend à celle-ci son inspiration, ses héros, ses récits même, mais elle les
groupe et les coordonne dans un vaste ensemble où tous se rangent autour d'un
point principal. Elle travaille sur des chants isolés et elle en fait une œuvre une et
harmonieuse. Elle efface les disparates, fond les répétitions du même motif
dans un thème unique, rattache entre eux les épisodes, relie les événements
dans un plan commun, aux dépens de la géographie et de la chronologie, et construit
enfin, avec les matériaux de l'âge précédent, un véritable édifice.
Mais ce travail, elle ne
le fait pas avec préméditation : il s'opère, pour ainsi dire, de lui-même.
Quand la production de la poésie nationale s'arrête, parce que la phase
historique à laquelle elle correspond a pris fin, si la nation est encore bien
unie, si surtout, grâce aux circonstances, le sentiment de son unité et son
affirmation en face des voisins sont encore exaltés en elle, elle continue pendant
quelque temps à chanter la poésie héroïque qui lui vient des générations
précédentes. Mais cette poésie, née d'événements déterminés, pleine d'allusions
à des faits, à des personnages oubliés, dénuée en outre de lien intime,
échappant à l'esprit par sa dispersion et sa multiplicité, ne peut se conserver
sous sa forme primitive : il lui faut pour vivre se soumettre à des conditions nouvelles.
La poésie contemporaine des faits se passe d'unité : l'état généralement le
même des esprits auxquels elle s'adresse lui en tient lieu ; celle qui célèbre
des événements passés a besoin au contraire, sous peine d'être fatigante, sans
intérêt, et même inintelligible, de les relier entre eux matériellement et
moralement ; il lui faut reporter à un point de repère commun tous les épisodes
qu'elle admet, afin que l'on comprenne leur marche et leur sens. En outre, en
quelques générations les idées changent : le foyer des aspirations d'un peuple
se déplace ; les circonstances nouvelles qui l'entourent, les modifications
qu'ont reçues sa puissance, sa civilisation, sareligion, ses lumières, changent
aussi son idéal, et les chants des aïeux, qu'il aime toujours, ne suffisent
plus à ses besoins : l'épopée les renouvelle en leur inspirant les principales
idées qui constituent, au moment où elle naît, l'idéal national. Enfin la forme
elle-même des anciens chants est souvent devenue ou peu agréable ou difficile à
comprendre : l'épopée leur en fournit une en rapport avec les générations
auxquelles elle s'adresse. L'apparition de l'épopée a naturellement pour conséquence
la disparition des chants antérieurs ; aussi n'avons-nous conservé de poésies
de ce genre que chez des peuples où ils ne sont pas arrivés jusqu'à leur
dernière transformation.
L'épopée est donc une
narration poétique, fondée sur une poésie nationale antérieure, mais qui est
avec elle dans le rapport d'un tout organique à ses éléments constitutifs. Dans
l'épopée on conçoit facilement que l'individualité du poëte joue déjà un rôle
plus considérable que dans la poésie précédente; le choix des récits, leur
arrangement, leur forme, ne peuvent se soustraire à une initiative personnelle.
Mais un fond national devant lequel le poëte s'efface est absolument
indispensable. L'épopée comprend donc un élément objectif et normal et un élément
subjectif et arbitraire. Suivant que l'un ou l'autre des deux termes
prédominera, l'épopée devra avoir un caractère différent ; et nous voyons en
effet leur rapport, et par suite le caractère général, varier sensiblement dans
les différentes épopées qui nous sont parvenues.
Si nous abandonnons
maintenant la question de l'origine de l'épopée pour l'examiner en elle-même,
nous reconnaissons qu'elle se compose essentiellement de quatre choses : les
faits, — l'idée — les personnages, — la forme. Les faits et les personnages
doivent être fournis, au moins dans leur ensemble, par la tradition nationale;
le poëte ici ne peut être inventeur, ou son œuvre cesse de mériter pour nous,
le nom d'épopée. — L'idée offre déjà plus de champ à l'action personnelle :
l'idée d'une épopée est en effet nationale, religieuse et morale. La prédominance
de l'un de ces aspects sur l'autre, le développement même de ces idées, permet
au poëte de marquer son sujet de son empreinte ; toutefois dans leur essence
elles lui sont fournies par la nation, et il ne peut être infidèle à la
direction générale qu'elle lui indique. — Enfin la forme, tout en étant aussi
déterminée par la poésie antérieure, laisse au talent du poëte, dans la
perfection plus ou moins grande qu'il sait lui donner, une
grande liberté de se manifester. "
Gaston Paris