mercredi 19 septembre 2012

De l'Epopée (1)


" La poésie primitive se divise en deux grands courants : la poésie lyrique et la poésie épique. La première est l'expression de sentiments, la seconde est le récit d'événements. Elles commencent par être à peu près confondues ; chez certains peuples, elles n'arrivent même pas à se séparer complètement. Elles sont encore assez mêlées, mais marchent déjà vers la distinction définitive, dans la poésie héroïque ou nationale, qui sert de préparation et de base à l'épopée.

Cette poésie existe chez presque tous les peuples dont la civilisation commence ; elle correspond à peu près à cette phase de leur développement que l'histoire appelle la période barbare. Elle est l'expression du sentiment national ; c'est en elle que le peuple prend, pour ainsi dire, conscience de lui-même. Elle seule, dans ces temps fort éloignés de la réflexion politique, peut assurer aux membres de la nation la ferme et constante idée de leur fraternité et de leur originalité. Ce qui lui donne tout-à-fait sa forme et sa valeur, c'est le contact, presque toujours hostile, du peuple avec ceux qui l'entourent. La poésie est alors une affirmation éclatante et enthousiaste de la nationalité ; elle est en même temps le stimulant du courage et de la vertu civique ; c'est elle qui mène aux combats, qui célèbre les dieux de la patrie, qui chante les ancêtres, qui honore les mœurs héréditaires, qui maudit les ennemis ou les oppresseurs, et qui devient la plus haute récompense des bienfaisants, la plus sanglante punition des traîtres ou des lâches.

On comprend facilement que cette poésie participe aux deux genres poétiques ; elle est le plus souvent lyrique par sa forme, et épique par son sujet. Elle parle de batailles, de triomphes ou de défaites, d'aventures hardies, d'exploits merveilleux, mais elle ne les raconte pas, elle s'exalte à leur propos ; étant improvisée et contemporaine des faits, elle ne cherche guère qu'à rendre et à concentrer l'impression qu'ils ont produite, et, obéissant aux lois de la poésie, elle les présente dans un ordre particulier et leur donne une signification idéale.

De ce premier état de la poésie nationale, bouillonnement confus et nécessairement passager, il faut qu'il se dégage quelque chose de plus durable. Pour cela, il faut que l'élément épique prédomine et restreigne le lyrisme de la forme. C'est ce qui a lieu chez les peuples qui ne sont pas seulement impressionnables à la manière des sauvages qui ont encore en eux le germe d'un développement historique, le sentiment de la solidarité des pères et des fils, d'hier et d'aujourd'hui. Ceux-là ne tardent pas à éprouver le besoin non-seulement d'exprimer les sentiments que leur cause leur vie nationale, mais encore de raconter les événements de cette vie, de conserver la mémoire des anciens temps et de léguer à leurs descendants le souvenir de ce qui se passe sous leurs yeux. Cette tâche revient naturellement à la poésie, qui s'en acquitte à sa manière, soumettant les faits à ses lois, transportant l'idéal dans le réel, développant les tendances nationales, satisfaisant les aspirations, les rêves et les rancunes du peuple. Sa forme, encore passionnée, fragmentaire et saisissante, est cependant obligée de devenir bien plus claire, plus régulière, plus objective ; l'élément lyrique perd beaucoup de terrain ; la poésie nationale s'achemine vers l'épopée.

Il s'en faut toutefois que tous les peuples qui ont eu une poésie nationale aient des épopées; on n'en trouve au contraire que chez un petit nombre de peuples aryens. L'épopée suppose chez un peuple une faculté poétique remarquable et le sentiment vif du concret, ce qui lui donne la puissance de personnifier, en les idéalisant, ses aspirations et ses passions ; elle a besoin de s'appuyer sur une nationalité fortement enracinée et ne se développe encore que dans des circonstances historiques particulières.

Presque toutes les nations reposent sur le mélange de diverses races, combinées, soit par la violence, soit par le consentement, dans des proportions diverses. Au moment où s'opère ce mélange, il se produit dans la nation une sorte de fermentation exaltée qui est très-favorable à la naissance d'une poésie épique. Aussi toutes les poésies épiques vraiment nationales ont-elles leur point de départ dans des époques de ce genre, et on a pu dire avec autant de bonheur que de justesse : « De même que toute combinaison chimique est accompagnée d'un dégagement de chaleur, toute combinaison de nationalités est accompagnée d'un dégagement de poésie » Mais cette poésie n'est que la préparation et comme la matière brute de l'épopée. Pour que celle-ci naisse, il faut qu'elle trouve un sol abondant de traditions antérieures, de poésie épique encore incohérente, de chants nationaux dus à une véritable inspiration et conservés dans la mémoire populaire. Alors, comme la plante s'empare pour germer de tous les éléments analogues que contient la terre où elle est semée, l'épopée saisit tous ces éléments épars, les transforme suivant sa propre loi, se les assimile et s'épanouit bientôt dans la richesse et la puissance de sa végétation splendide.

L'épopée n'est autre chose en effet que la poésie nationale développée, agrandie et centralisée. Elle prend à celle-ci son inspiration, ses héros, ses récits même, mais elle les groupe et les coordonne dans un vaste ensemble où tous se rangent autour d'un point principal. Elle travaille sur des chants isolés et elle en fait une œuvre une et harmonieuse. Elle efface les disparates, fond les répétitions du même motif dans un thème unique, rattache entre eux les épisodes, relie les événements dans un plan commun, aux dépens de la géographie et de la chronologie, et construit enfin, avec les matériaux de l'âge précédent, un véritable édifice.

Mais ce travail, elle ne le fait pas avec préméditation : il s'opère, pour ainsi dire, de lui-même. Quand la production de la poésie nationale s'arrête, parce que la phase historique à laquelle elle correspond a pris fin, si la nation est encore bien unie, si surtout, grâce aux circonstances, le sentiment de son unité et son affirmation en face des voisins sont encore exaltés en elle, elle continue pendant quelque temps à chanter la poésie héroïque qui lui vient des générations précédentes. Mais cette poésie, née d'événements déterminés, pleine d'allusions à des faits, à des personnages oubliés, dénuée en outre de lien intime, échappant à l'esprit par sa dispersion et sa multiplicité, ne peut se conserver sous sa forme primitive : il lui faut pour vivre se soumettre à des conditions nouvelles. La poésie contemporaine des faits se passe d'unité : l'état généralement le même des esprits auxquels elle s'adresse lui en tient lieu ; celle qui célèbre des événements passés a besoin au contraire, sous peine d'être fatigante, sans intérêt, et même inintelligible, de les relier entre eux matériellement et moralement ; il lui faut reporter à un point de repère commun tous les épisodes qu'elle admet, afin que l'on comprenne leur marche et leur sens. En outre, en quelques générations les idées changent : le foyer des aspirations d'un peuple se déplace ; les circonstances nouvelles qui l'entourent, les modifications qu'ont reçues sa puissance, sa civilisation, sareligion, ses lumières, changent aussi son idéal, et les chants des aïeux, qu'il aime toujours, ne suffisent plus à ses besoins : l'épopée les renouvelle en leur inspirant les principales idées qui constituent, au moment où elle naît, l'idéal national. Enfin la forme elle-même des anciens chants est souvent devenue ou peu agréable ou difficile à comprendre : l'épopée leur en fournit une en rapport avec les générations auxquelles elle s'adresse. L'apparition de l'épopée a naturellement pour conséquence la disparition des chants antérieurs ; aussi n'avons-nous conservé de poésies de ce genre que chez des peuples où ils ne sont pas arrivés jusqu'à leur dernière transformation.

L'épopée est donc une narration poétique, fondée sur une poésie nationale antérieure, mais qui est avec elle dans le rapport d'un tout organique à ses éléments constitutifs. Dans l'épopée on conçoit facilement que l'individualité du poëte joue déjà un rôle plus considérable que dans la poésie précédente; le choix des récits, leur arrangement, leur forme, ne peuvent se soustraire à une initiative personnelle. Mais un fond national devant lequel le poëte s'efface est absolument indispensable. L'épopée comprend donc un élément objectif et normal et un élément subjectif et arbitraire. Suivant que l'un ou l'autre des deux termes prédominera, l'épopée devra avoir un caractère différent ; et nous voyons en effet leur rapport, et par suite le caractère général, varier sensiblement dans les différentes épopées qui nous sont parvenues.

Si nous abandonnons maintenant la question de l'origine de l'épopée pour l'examiner en elle-même, nous reconnaissons qu'elle se compose essentiellement de quatre choses : les faits, — l'idée — les personnages, — la forme. Les faits et les personnages doivent être fournis, au moins dans leur ensemble, par la tradition nationale; le poëte ici ne peut être inventeur, ou son œuvre cesse de mériter pour nous, le nom d'épopée. — L'idée offre déjà plus de champ à l'action personnelle : l'idée d'une épopée est en effet nationale, religieuse et morale. La prédominance de l'un de ces aspects sur l'autre, le développement même de ces idées, permet au poëte de marquer son sujet de son empreinte ; toutefois dans leur essence elles lui sont fournies par la nation, et il ne peut être infidèle à la direction générale qu'elle lui indique. — Enfin la forme, tout en étant aussi déterminée par la poésie antérieure, laisse au talent du poëte, dans la perfection plus ou moins grande qu'il sait lui donner, une grande liberté de se manifester. "

Gaston Paris

3 commentaires:

  1. Oui, l'histoire nationale est une épopée.

    Elle ne vise pas à raconter, mais à exalter.

    C'est pourquoi, par exemple, il n'y a rien d'absurde à annoner nos ancêtres les gaulois, quand bien même aucune goutte de sang celte ne coule dans nos veines.

    Il suffit de se sentir descendant des gaulois.

    C'est en effet poétique comme démarche.

    Alors, lorsque l'on cesse de transmettre aux jeunes l'épopée fondatrice, ou pire, qu'on la nie ou qu'on la conspue, que peux-il arriver de pire à une nation ?

    Qu'elle soit remplacée par une autre, peut-être.

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  2. En fait, il n'est même pas exact que nous n'ayons pas une goutte de sang gaulois. Il y a 2000 ans, des Gaulois occupaient notre sol. Ils n'ont été ni déportés ni anéantis, par conséquent il n'y a rien d'étrange à ce qu'ils soient nos ancêtres. Nous leur devons d'ailleurs un certain nombre de traits culturels, qui nous ont distingués de nos proches voisins au fil des siècles.

    La grande malhonnêteté des gauchistes consiste à contester cette évidence au motif que nous avons d'autres ancêtres (Francs, Burgondes, Vikings...) qui sont venus s'ajouter aux Gaulois au fil des siècles. Or, personne n'a jamais prétendu le contraire. Tout comme je peux être le descendant de mon grand-père paternel en étant aussi le fils de ma mère, nous pouvons très bien avoir pour ancêtres et les Gaulois, et les Francs, et d'autres. Il n'y a absolument aucune contradiction.

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    1. C'est exact, les gaulois n'ont pas été "genocidés".

      Leurs descendants sont parmi nous.

      Mais:

      -je ne peux être certains d'en être.
      -ça m'est égal, à mes yeux seul compte l'état d'esprit : je me sens gaulois.

      N'importe quel étranger s'il le souhaite peut revendiquer la même chose, à condition d'en payer le prix culturel, politique et religieux.

      C'est ce que les gauchistes ne veulent pas comprendre, et c'est pourtant assez simple.

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